A Varanasi, sous l'oeil de lumière glacée des lampadaires, la tradition ne se laisse pas éblouir par la modernité. Le feu danse dans les
diyas, ces lampions de terre cuite qui tendent leurs flammes vers les dieux. Le feu danse, sur les
ghâts embrumés de nuit, au-dessus des eaux boueuses, toxiques et sacrées du Gange. Le feu danse, à la manière de Shiva, de qui jaillit le monde. Shiva médite depuis ce temps qui précède le temps, le Gange dans les cheveux et Varanasi au bout de son trident. Sa parole divine bourdonne sous la ville comme le rayonnement fossile. Il est le démiurge centrifuge, la destruction créatrice, le big bang hindou. Il est l'ivresse des éléments qui fait vibrer les
diyas. A Varanasi, centre de l'univers hindou, la terre, l'eau et le feu sont plus sacrés qu'ailleurs, comme les poteries qu'elles ont façonnées. La ville est la vitrine vivante de la tradition potière : des pots à offrandes qui ouvrent les cortèges rituels aux sculptures votives immergées, et jusqu'aux tasses de thé que boivent chaque année des millions de pèlerins.
Shiva souhaite épouser la plus belle des déesses, Parvati. Les puranas, ces textes sacrés qui tournent, comme un pot sur son tour, autour des mystères de la création, exigent que quatre jarres à eau - les
cauris - marquent les directions cardinales autour des mariés. Seul Prajapati, le père des créatures, peut les façonner, à partir de l'argile de son corps. Le disque de Shiva lui servira de tour, et son trident, de bâton de tournage. Parvati offrira son sang pour rougir cette vaisselle divine.
Le pot est l'union des éléments, comme le passage de l'informe à la forme. La figure du rite par excellence. Et avec le mariage, il encadre tout l'ordre social : car le mariage cuit la glaise, bien moins malléable qu'on ne le croit, qu'est le système des castes ; car le mariage est ce sommet de l'existence pour l'hindou, qu'il grimpe le matin de sa vie et où il accompagne ses enfants l'après-midi. Ainsi le pot, comme le mariage, étend son empire sur une vie rythmée par les rites et jalonne le territoire entre les dieux, entre les hommes, entre les hommes et les dieux.
Ici, un pèlerin le remplit de l'eau sacrée du Gange, le hausse au-dessus de sa tête et laisse s'écouler un mince filet devant lui. Face au soleil qui se lève, il récite le
mantra consacré - une prière pour ses yeux, qu'ils puissent contempler longtemps encore ce spectacle de la beauté du monde. Les
pujas, offrandes aux dieux, s'enchaînent ensuite tout au long de la journée, jusqu'à ce que s'éteigne le feu des
diyas. En témoignage de gratitude, on rend ce qu'on a reçu, on se prive, en abandonnant au Gange des fleurs, des pâtisseries. Et revoilà le pot, habillé d'un peu de beurre clarifié, d'herbes et de fruits, coiffé aussi d'une noix de coco, plein de la prospérité, de la santé, de la fertilité qu'on prie les dieux de nous accorder, encore et toujours. Plus loin une crémation, et en escorte au corps : le pot. Chargé cette fois des mauvais esprits qui hantent la maison du défunt.
Ce pot rudimentaire n'a pas changé depuis ses plus anciennes représentations sur les monuments bouddhiques. Sans vernis ni décorations, il lui suffit d'adapter au plus juste sa forme à sa fonction. Haut ou ramassé, le fond plat ou arrondi, le col plus ou moins ouvert, il envahit Varanasi. Mais la poterie ne s'y limite pas. Des artisans saisonniers viennent du Bengale pour confectionner des sculptures votives dans un atelier tout près du Gange, caché dans le labyrinthe des
galis, ces ruelles aux relents d'encens et d'excréments qui s'emmêlent derrière les
ghâts. Une statue à l'effigie de Durga, la mère bienfaitrice du monde, ou de Saraswati, déesse des arts et de la connaissance, y prend forme d'un mélange d'argile et de balle de riz, recouvert de paille, sur son armature de bambou. Après séchage, le potier-sculpteur étale une fine couche d'argile pour y modeler les détails, qu'il lisse à la barbotine.
Il lui applique ensuite un masque de lait de chaux puis la maquille de terre colorée ou de peinture commerciale. Une robe de tissu, des bijoux et des guirlandes, et voici enfin la déesse parée pour guider les hommes le temps d'un festival. Après l'avoir vénérée dans des temples improvisés, sur des chars de fortune, on l'immerge dans le Gange, qu'elle regagne son territoire, celui d'avant sa manifestation.
De fait les
kumbhars, ces puissants descendants de Prajapati que sont les potiers, s'imposent comme d'incontournables intercesseurs auprès des dieux. Dans certains villages ils remplacent le prêtre quand celui-ci s'absente. Le respect qu'on leur témoigne reste à double tranchant. Les artisans polissent l'énergie créatrice mais n'en manipulent pas moins le désordre primordial. L'informe qui gronde derrière la forme effraie l'ordre social. Comme un pot qui n'a pas cuit craint la motte d'argile à ses côtés, cette motte qui pourrait le gauchir - ou l'engloutir. "Cru" et "impur" s'unissent en un seul mot hindi, dérivé du sanskrit,
kachcha. De même "cuit" et "pur" se disent
pakka. Et l'argile sociale hindoue tourne autour de ces deux notions, qui sont comme l'eau et le feu qui la pétrissent. Ainsi les potiers servent la pureté de l'ordre hindou. Comme ceux qui le pensent et organisent les rites, les
brahmanes, et ceux qui le défendent, les
kshatriyas. Mais, parce qu'ils touchent l'impure matière première, les potiers figurent tout en bas de l'échelle sociale, derrière les marchands, les
vaisyas. Ils appartiennent à la caste la plus humble, celle des serviteurs, les
shudras. Le potier
porte ainsi en lui l'entière condition humaine, sa grandeur et sa misère. Comme l'entière condition sociale hindoue, modelée dans l'interdépendance des castes. Ainsi du joueur de tambour, impur au contact de la chair animale qu'est le cuir, sans lequel un rite manquerait son rythme. Ainsi du barbier, impur au contact du mort qu'il doit purifier de ses coups de ciseaux.
Cette dialectique de l'impur et du pur ne manque pas d'alimenter le travail du potier. Car les tasses de terre cuite se destinent souvent à un usage unique, contaminés qu'elles sont - kachcha de nouveau - au moindre contact avec une substance impure. Et notamment la salive. Inversement, les objets souillés redeviennent pakka une fois dissous dans l'eau sacrée, par laquelle ils retournent à la terre originelle. En témoignent au pied des ghâts les tessons rapportés par le Gange où on les a jetés. Et parmi eux, combien de kulhars, ces petits pots à thé...
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Bud, un sexagénaire qui habite et travaille à six kilomètres à l'ouest du ghât principal, se targue d'en produire jusqu'à mille six cents par jour. Un tour de main travaillé depuis ses dix ans, quand il a commencé à assister son père. Et Bud n'est pas moins agile pour se glisser dans son four à bois, où il attise le feu avec du papier journal et des galettes de bouse.
Pures ou impures, et quoi qu'il en soit, pour être cuites à basse température les poteries sont poreuses. Elles sont idéales pour le stockage, l'eau y reste fraîche, et les saveurs des aliments gagnent à la cuisson. Mais l'hygiène demande qu'on les remplace régulièrement.
Ainsi, Bud ne se plaindra pas du va-et-vient des millions de pèlerins, dont il doit maintenir l'équilibre spirituel et la santé. A Varanasi, la tradition potière a de l'avenir. Pourtant la liste est longue des périls qui la menacent en Inde : l'attrait des centres urbains, les taxes écrasantes, l'argile qui devient payante, et surtout la concurrence des nouveaux matériaux. La région de l'Uttar Pradesh protège d'autant mieux Varanasi qu'elle mène campagne contre les gobelets en plastique ou en polystyrène dans les gares.
Le bastion de la tradition hindoue n'est pas impénétrable. Des gourdes transparentes commencent à remplacer les terres cuites. Le plastique s'insinue comme les touristes. Je me suis rendu trois fois à Varanasi. Chaque nuit, immanquablement, des baffles diffusaient sur le Gange leurs pulsations technoïdes, et Varanasi chantait : "I'm a barbie girl, in a barbie world ; life in plastic, it's fantastic". Gageons que le plasticien descende de Prajapati.