La table chez les zapatistes



Une petite rivière sans nom, en territoire Maya, à quelques centaines d’arbres de la frontière guatémaltèque. Certains y remplissent de grands réservoirs d’eau, d’autres s’y habillent de mousse de savon, sous le panneau d’interdiction. L’étoile à cinq branches du zapatisme maquille une bâche en plastique, au-dessus d’un étal de DVDs et CDs pirates. Blockbusters américains, derniers hits de Durrenguete, de Cumbia, que Pablito a rapportés de San Cristobal de las Casas, soleil du passé colonial au Chiapas.
Pablito a trente ans. Il est l’un des quatre-vingt “promoteurs d’éducation” du mouvement zapatiste de libération nationale. Les guerilleros l’ont accrédité pour jouer les instituteurs dans l’une de leur colonie autonome, baptisée "Terre et Liberté", selon le slogan zapatiste des premières heures. Il y sensibilise les enfants à la lutte pour le droit au sol, au travail collectif, au partage des ressources dans la communauté, à la parité entre les hommes et les femmes.



Pour le soutenir, les parents de ses élèves l’approvisionnent en riz, en maïs, en haricots ; il vend du néo-libéralisme en compact disc pour compléter. Je le taquine, il m’invite à déjeuner. Tous mes amis sont partis travailler aux Etats-Unis, et me répètent qu’il n’y a pas d’avenir pour moi ici. Il met la table. Mais je ne renoncerai pas à mes racines. Nous avons laissé exploiter nos terres, bafouer notre culture pendant cinq-cents ans et pour la plupart nos aînés persistent dans l’auto-dénigrement. Je ne sais pas quelle langue parlaient mes ancêtres. Totzil ? Tetzal ? Chor ? Mon père ne peut pas me répondre, il a toujours parlé espagnol avec ses parents. Nous avons perdu la connaissance des plantes médicinales, des artisanats qui se transmettaient d’une génération l’autre, dans tous les foyers paysans…”
Devant moi se tiennent dignement, comme d’un air de défi, un pot à eau d’un rose doux et crayeux, et un autre à café, souple et léger.
- Et ces cruches, alors ? je demande.
- Ma grand-mère modelait toute la vaisselle elle-même, comme elle l’avait appris de sa mère, et ainsi de suite, jusque bien avant l’arrivée des conquistadors. Aujourd’hui on achète nos pots à une marchande qui se fournit loin d’ici, je ne sais où, et qui circule de village en village.
De toute façon, la terre cuite disparaît des cuisines.
- Pourquoi ?

Il rit.
- Pour économiser du bois bien sûr ! L’aluminium met beaucoup moins de temps à chauffer.
Je désigne des yeux le feu, où des haricots frémissent dans un récipient d’argile noirci par d’innombrables cuissons.
- Et ça, c’est par nostalgie ?
Il rit à nouveau.
- Tu as déjà mangé des haricots bouillis dans du métal !? Ça n’a plus de goût !

Tandis qu’il me régale de tamales, d’enchiladas fourrées au chèvre, d’eau fruitée et de café, il me raconte qu’au Mexique on enferme les indigènes qui coupent un arbre, alors qu’on se contente de fermer les yeux quand les riches producteurs de meubles déboisent. D’une main allègre, il éclaire mon assiette de Dulce de Camote y Naranja – des pommes de terre au sucre et au jus d’orange. Alors il évoque les danses solaires de certaines communautés, des danses interdites car considérées comme payennes par un gouvernement qui se revendique pourtant démocratique et garant de la liberté religieuse. Il soupire. On s’emploie méthodiquement à nier notre existence, et nous ne savons même plus défendre nos valeurs et nos traditions. Je lui réponds qu’il défend en tout cas très bien sa cuisine, et qu’à ma petite échelle, j’aimerai beaucoup faire connaître les pots qui peuplent encore ses étagères, découvrir et donner à voir leur technique de fabrication pré-colombienne.
Avec tout le feu des haricots qui lui vrille dans l’oeil, un sourire comme un grand chilli, il m’assure que la découverte serait aussi précieuse pour lui que pour moi, et propose de m’escorter. Mais sa famille et les villageois ne savent pas plus que lui où, dans la région, on produit encore de la vaisselle d’argile. Maria, la vendeuse ambulante, dont on ne connaît ni le nom de famille, ni l’adresse, ne passe qu’une fois par mois. Nous voilà donc partis tous les deux, à l’aveuglette, à travers champs et forêts, pour interroger les vieux peones. Peut-être par ici, non par là. Demandez à la señora qui ramasse du bois. J’enquête au passage sur la fonction rituelle des pots. On ne me comprend pas. Je parle des tessons qu’on trouve encore par centaines sur la colline d’Istapalapa, au sud de Mexico City, issus de ces récipients que les aztèques fracassaient pendant les sacrifices. On me fait remarquer qu’on ne sacrifie personne au Chiapas à présent. J’évoque les traditions plus éloignées mais encore vivantes – chez d’autres Indiens, ceux de l’Inde – de placer des vases aux quatre points cardinaux, lorsqu’on célébre les mariages, ou d’accompagner le mort d’un pot de terre cuite, poreuse, que son esprit s’y attache. Et Pablito de m’expliquer, mi-interloqué, mi-désolé, que chez lui, lorsqu’un enfant est gravement malade, on prie son esprit de regagner son corps, et pour l’attirer des jarres sont placées aux quatre coins de la pièce… Des jarres de plastique aujourd’hui, mais hier encore, évidemment, d’argile.
Le soleil s’éteint bientôt sur les lagunes du Chiapas et sur nos espoirs de rencontrer des potiers. Alors le lendemain, nous nous en remettons, mal à l’aise tous les deux, à mes vade-mecums touristiques. On y localise l’âme de la poterie Maya à une soixantaine de kilomètres, sur l’autoroute qui ramène à la capitale régionale. La petite ville Totzil d’Amatenango del Vale, nous promet-on, serait le bastion de la tradition potière chiapanèque. Les femmes y travaillent en effet sans tour, aussi étonnament habiles à manier le colombin qu’elles sont commerçantes. Car ici, on façonne des pots “décoratifs”, asphyxiés d’une patine criarde, pour les hôtels et les guest-houses où viennent se briser les vagues d’éco-touristes – des pots absents, évidemment, des maisons Totzil et tribales voisines ; on ne produit rien pour les villages, rien pour la cuisine, sinon pour son usage personnel. Ces femmes affirment d’ailleurs être les dernières à cuisiner dans l’argile, même si Pablito s’efforce de les rassurer. Autant marcher sur des cactus…



Au fil des rencontres, notre duo atypique intrigue naturellement, et mon compagnon, toujours disposé à narrer notre enquête, s’épanche joyeusement en détails. Dans un minibus du service de santé zapatiste qui nous a pris en stop, Pablito évoque à nouveau la marchande ambulante introuvable. Alors une voix grave, roulée sous la moustache et le stetson d’usage, finit par nous informer, joie, que Maria est sa tante, et qu’elle habite le petit village d’Ojo del agua. Une journée encore à marcher dans la forêt, sous le regard sec et brûlant du soleil, et la surprise de Pablito, à la lisière de l’émerveillement, nous récompense au bout du chemin. A Ojo del agua, toutes les femmes sont potières, de mères en filles. Chaque foyer dispose de son atelier, et dans tous les jardins, le cul en l’air, des pots roux et talqueux refroidissent sur les écorces, le charbon, la cendre, ou cuisent sur le sol encore braisé. Loin des artifices pour séduire les citadins, loin de ce vernis plaqué sur l’argile qui n’a rien à dire sinon qu’on l’a plaqué, les villageoises esquissent à la plume d’oiseau de très légèrs motifs, naïfs et chantants, qui prolongent la vibration du vivant, dans ce qu’elle a de plus vif et de plus doux à la fois. Quelques courbes, espiègles et simples, qui courent autour du pot, comme une dernière fantaisie du feu. Les vestiges d’une compréhension directe, capillaire, de la nature, suspendues par delà cinq siècles d’oubli. Ici, chaque geste est une prière enjouée. On y saisit un avant-goût exquis de cette poterie cérémonielle polychrome, luxuriante de motifs, que l’on peut admirer au musée anthropologique de Mexico. Et si la poterie utilitaire se présente aussi humblement que la cérémonielle brille de raffinement, la différence est de degré, non de nature. A Ojo del agua, une frise aquatique tout juste suggérée, un soleil discret disent déjà l’appel à la fertilité, la reconnaissance devant les merveilles et les puissances de la Création, le regard divin sur la beauté changeante du monde.
Crépuscule. Pablito, avant de regagner son village, tient à acheter un plat à tortilla, qu’une jeune fille achève de blanchir à la pierre. “Un souvenir”, puisque dans sa cuisine, on fait cuire depuis bien longtemps déjà les galettes de maïs sur une plaque d’aluminium.



On ne peut changer les choses que si on sait d’où l'on parle, me dit mon nouvel ami, qui regarde le plat comme s’il y cherchait son reflet. Puis, les yeux dans les miens : ce soir, les filles se reposent, et c’est nous qui cuisinons.
Terre et liberté ? – je réponds.

Ce texte a été publié dans la revue de la Céramique et du Verre sous le titre : A la rencontre des dernières potières maya.

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